samedi 16 août 2008

Y a-t-il une place pour l’islam dans la Géorgie chrétienne de Michael Saakashvili ?



par Bayram Balci


Quel que soit leur groupe confessionnel, les musulmans de Géorgie éprouvent de plus en plus de mal à se reconnaître dans la nouvelle idéologie nationale que met en place le régime de Saakashvili. Leur faible identification à un Etat qui affirme nettement sont attachement aux valeurs chrétiennes risque d’affaiblir davantage, dans les années à venir, l’entente entre des provinces et districts fortement musulmans et la capitale qui a déjà du mal à s’imposer.

Les acteurs de l’islam géorgien doivent-ils craindre une marginalisation ?
Au cœur de la nouvelle idéologie nationale en Géorgie, l’Eglise géorgienne cohabite avec une variante géorgienne de l’islam présent dans le pays depuis les premiers temps de la conquête musulmane, que ce soit à Tbilissi, dans la région de Kvemo Kartli, où la population est majoritairement chiite azérie, et en Adjarie malgré une christianisation en cours depuis l’indépendance.

Au lendemain de son accession au pouvoir, le président géorgien Mikhaïl Saakashvili adopte un nouveau drapeau national, qui affiche clairement l’attachement aux valeurs chrétiennes de son régime politique. Les cinq croix (du Roi David) qui figurent sur ce nouvel étendard sont là pour signifier que le pays veut renouer avec son passé chrétien et qu’il veut remettre la spiritualité chrétienne au centre de sa construction nationale. Le rôle crucial de l’Eglise dans l’histoire de la Géorgie, un des premiers Etats à adopter le christianisme comme religion officielle - après l’Arménie, explique en grande partie pourquoi, après 70 ans d’athéisme militant sous l’URSS, et dès son indépendance, l’Etat a réintroduit le christianisme dans l’esprit du nouveau régime. Au 19e siècle, les nationalistes géorgiens ne se retrouvaient-ils déjà pas autour de la devise : « langue, patrie et foi (chrétienté) » ?


Pourtant l’islam a aujourd’hui pignon sur rue en Géorgie. Cette variante géorgienne est présente aussi bien dans la région de Kvemo Kartli, où la population est majoritairement chiite azérie et en Adjarie, où l’islam est encore assez présent, malgré une christianisation en cours depuis l’indépendance.
La Géorgie compte d’autres régions « musulmanes » : une petite minorité en Abkhazie, ainsi que 12.000 Kistes (apparentés aux Tchétchènes) dans la vallée de Pankissi participent à l’islam géorgien, mais leur faiblesse numéraire ne permet pas de parler d’influence, comme d’ailleurs l’islam des Meshkets, dont une toute faible minorité a pu regagner le pays après plusieurs décennies de pérégrinations forcées entre l’Asie centrale et la Fédération de Russie.

Islamisation du pays


La religion musulmane arrive sur le territoire de l’actuelle Géorgie, dès les premiers temps de la conquête arabe. Dès le 8e siècle, le pays devient un émirat arabe. Mais en 1122, le pouvoir change de nature quand le roi David IV s’empare de Tbilissi pour en faire la capitale d’un Etat géorgien chrétien.
La véritable implantation de l’islam dans le pays est l’œuvre des deux puissances musulmanes régionales, les empires séfévide d’Iran et les Ottomans, qui s’implantent tantôt successivement, tantôt simultanément, sur le territoire de l’actuelle Géorgie. La domination séfévide, du fait des migrations des tribus turques qu’elle a provoquées dans la région, permet une islamisation en profondeur de certaines régions, notamment en Kvemo Kartli et dans ses alentours. L’islamisation de l’Adjarie qui fera l’objet d’un traitement à part, commencera, elle, plus tard et de façon plus superficielle. A partir du 19e siècle, l’effacement des deux puissances musulmanes séfévide et ottomane face à la Russie chrétienne des Tsars affaiblit l’islam dans toute la Géorgie, sans le faire disparaître pour autant. La politique impériale russe dans le Caucase, comme dans les autres régions peuplées de musulmans, oscille longtemps entre tolérance et prosélytisme orthodoxe.

La perestroïka et le vent des libertés religieuses


A l’époque soviétique, l’athéisme idéologique du pouvoir s’emploie à briser toutes les religions présentes en URSS, l’islam en particulier. Cependant, à partir de 1944, cette politique anti-religieuse s’assouplit.
Une des quatre Directions des affaires spirituelles pour l’Union soviétique est fondée à Bakou. Tous les musulmans de Géorgie, qu’ils soient sunnites ou chiites, en dépendent. La perestroïka accorde une plus grande liberté religieuse, dont bénéficient alors aussi bien l’Eglise que toutes les composantes de l’islam géorgien. Et dès la veille de l’éclatement de l’Union soviétique, des liens se développent entre l’islam local et des organismes islamiques étrangers, notamment iraniens et turcs. En l’absence de statistiques fiables, il est difficile de donner des chiffres précis sur le nombre de musulmans aujourd’hui présents en Géorgie. Néanmoins, des études plus ou moins impartiales avancent le chiffre de 640.000 en 1989, soit 12 % de la population totale. Il semblerait que la tendance soit à la baisse, en raison d’un important phénomène migratoire parmi certaines populations musulmanes, notamment parmi les Azéris, candidats à l’expatriation en Russie pour des raisons économiques ou en Azerbaïdjan pour des raisons familiales.

Les Meshkets géorgiens, une influence aujourd’hui insignifiante

Outre les deux communautés musulmanes principales de Géorgie, les Adjars et Azéris, il existe aussi d’autres petits groupes ethniques musulmans. Groupe aux frontières ethniques floues, entre turcité et géorgianité, les Meshkets constituent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale une des composantes essentielles de l’islam en Géorgie. Situés dans le sud-ouest du pays, dans la province de Meshketia (ou Akhaltshikhe pour les Ottomans), cette minorité turcique a été massivement déportée en 1944 (environ 100.000 personnes) par Staline qui craignait sa possible collaboration avec les Allemands et leurs potentiels alliés turcs. De leurs lieux de déportation (Ouzbékistan, Kazakhstan et Kirghizstan), les Meshkets qui se définissent comme Ahiska Turkleri (les Turcs de la province de Ahiska, Akhaltiskhe) n’ont cessé de réclamer le retour sur leurs terres d’origine. A partir de la perestroïka, et surtout au lendemain des affrontements ethniques entre Ouzbeks et Meskhets dans la ville de Ferghana, ces derniers ont réclamé leur droit au retour de manière plus insistante. Le gouvernement nationaliste de Zvia Ghamsakourdia, comme celui de son successeur Edouard Chevarnadze, ont refusé de satisfaire ces revendications pour des raisons à la fois politiques, nationalistes et géopolitiques. Si une poignée de familles a obtenu le droit de revenir en Géorgie, très peu d’entre eux ont été autorisés à s’installer dans la région historique de Meshketia, tandis que la grande majorité de ces Meshkets sunnites ont été fixés en Russie et en Azerbaïdjan. Craignant une réaction trop violente des Géorgiens installés dans les villages meshkets vidés en 1944, le gouvernement géorgien s’est efforcé de bloquer les efforts des associations meshkets, militant pour le rapatriement sur les terres historiques. De ce fait, la part de l’islam meshket en Géorgie est aujourd’hui quasiment insignifiante, contrairement à l’islam relativement dynamique des Meshkets installés en Azerbaïdjan et en Russie.

L’islam abkhaze espère un renouveau


Autre groupe musulman minoritaire, les Abkhazes vivent éparpillés dans la région sécessionniste d’Abkhazie et dans d’autres villes de Géorgie.
Ils ont été en partie convertis à l’islam sous la domination ottomane tout au long des 17e et 18e siècles. A partir des années 1860, avec le reflux ottoman et face à la progression russe dans le Caucase, une bonne partie des musulmans abkhazes (comme d’autres musulmans d’autres ethnies du Caucase) ont émigré au sud, dans les villes ottomanes. Pendant la période soviétique, l’islam abkhaze est affaibli, mais il semblerait que depuis la fin de l’URSS, l’établissement de liens entre Abkhazes de Géorgie et descendants d’immigrés abkhazes en Turquie a quelque peu favorisé un certain renouveau islamique.

Quand les Kistes du Pankissi subissent les effets désastreux de la guerre en Tchétchénie

Tout aussi minoritaire est l’islam kiste, une minorité ethnique appartenant au groupe vainakh, donc très proche des Tchétchènes et des Ingouches.
Installée de longue date dans la vallée du Pankissi, au nord-est de la Géorgie, cette communauté de 12.000 individus environ, a été très marquée par l’islam confrérique, notamment celui de la Qadiriyya (introduite par un certain Kunta Hadji au 19e siècle) et de la Nakchibendiyya (introduite dans les villages kistes par un mystique azéri du nom de Isa Efendi en 1909). L’islam des Kistes subit depuis une dizaine d’années les effets désastreux de la guerre qui oppose les indépendantistes tchétchènes aux forces armées russes. L’aggravation du conflit tchétchène, en radicalisant l’islam tchétchène et l’afflux de réfugiés au Pankissi exercent une forte pression sur les Kistes. On suppose que c’est la combinaison de ces facteurs qui a permis l’implantation d’un nouveau radicalisme chez les Kistes, souvent qualifié à tort de « wahhabisme » mais plus complexe qu’il n’y paraît en réalité. Soupçonnant certains indépendantistes tchétchènes de trouver refuge dans les villages kistes du Pankissi, le gouvernement fédéral russe menace régulièrement le gouvernement géorgien d’intervenir sur son territoire pour neutraliser des groupes combattants. Très isolé dans sa vallée, l’islam des Kistes entretient très peu de contacts avec les autres formes d’islam, présentes en Géorgie notamment avec ses formes dominantes chez les Adjars et les Azéris.

Des madrasa en Géorgie !


Durant toute la période soviétique, l’éducation islamique pour les musulmans de toute l’Union était possible dans deux villes, à Boukhara et à Tachkent, célèbres pour leurs madrasas. La plupart des cadres islamiques qui ont aujourd’hui plus de 40 ans y ont été formés.
En Géorgie, sous l’URSS, les musulmans se rendaient eux aussi en Asie centrale pour bénéficier d’une formation islamique. Cependant, en parallèle à ces lieux officiels (et surveillés) il existait des établissements informels, de petite taille, dans l’enceinte des lieux de pèlerinage et des petites mosquées non déclarées. Ainsi, certains vieux religieux avaient des petits cercles d’étudiants, souvent n’excédant pas les dix personnes, qu’ils formaient de façon non officielle. Au lendemain de l’indépendance, dans les grands pays de vieille culture musulmane comme l’Ouzbékistan, le Tadjikistan ou l’Azerbaïdjan, des madrasa et des universités islamiques voient le jour. En Azerbaïdjan, une faculté de théologie de tendance sunnite turque et une université islamique de tendance chiite iranienne sont créées au lendemain de l’accession du pays à l’indépendance. Ces établissements attirent des étudiants de tout le Caucase, y compris de Géorgie. Mais cela ne signifie pas qu’il est impossible de recevoir une éducation islamique dans ce pays. Même de faible envergure et de petite taille, il existe des petites madrasa où il est possible d’acquérir une éducation islamique de qualité. Outre les mouvements turcs et les fondations iraniennes installées dans les régions azérophones qui dispensent un enseignement islamique de base, il existe à Tbilissi une petite faculté de théologie fondée par une fondation caritative venue d’Iran, liée à la fondation Iman. De même, dans le petit village de Kosali situé à la frontière azéro-géorgienne, à 30 km de Marneuli, une petite madrasa turque a été fondée par des Nakchibendis turcs disciples de Osman Nuri Tobpa_, dont les activités sont plus importantes en Azerbaïdjan. De tendance sunnite, cette madrasa reçoit aussi des enfants chiites peu au courant du clivage sunnite-chiite et qui, de ce fait, deviennent de vrais sunnites une fois diplômés de cette madrasa.

Sunnites et chiites cohabitent sans se mélanger

Bien que tout l’islam du pays est censé être régi par une même administration (la mosquée centrale de Tbilissi qui est placée sous la responsabilité du Hadji Ali, lui-même désigné par le cheikh ul islam de Baku, Allahshukur Pachazadeh), deux « islam », et donc deux communautés de musulmans, coexistent de facto en Géorgie : des Azéris majoritairement chiites et les Adjars majoritairement sunnites. Les passerelles entre les deux communautés sont pratiquement inexistantes, à l’exception des rares fidèles qui prient occasionnellement ensemble à la grande mosquée de Tbilissi, aménagée pour permettre aux deux confessions de s’exprimer. Cette absence d’unité de l’islam en Géorgie fait que les deux écoles n’ont pas les mêmes revendications à formuler à l’Etat central. Pour les Azéris chiites, les revendications sont moins religieuses qu’économiques, du fait notamment de la détérioration de leur situation depuis l’indépendance du pays. Les questions religieuses sont préférentiellement adressées à Bakou et à la Direction des affaires spirituelles, qui délègue à son tour à Tbilissi la résolution des problèmes de sa minorité azérie-chiite. En revanche, les musulmans adjars, n’étant pas une minorité ethnique comme les Azéris, entretiennent un autre rapport à l’Etat géorgien. Musulmans mais géorgiens, ceux-là sont dans une position difficile, car l’Etat central encourage les musulmans adjars à se convertir au christianisme, promu comme la «véritable » religion des Géorgiens. Les politiques éducative et identitaire de l’Etat prônent ouvertement la diffusion du christianisme dans le pays, mais il ne s’implique pas directement préférant déléguer prosélytisme et conversions à l’Eglise. D’une manière générale, le principal problème qui se pose aujourd’hui en Géorgie, où l’idéologie du nouvel Etat se fonde sur le passé et les valeurs chrétiennes du pays, constitue la marginalisation des importantes franges de la population qui ne sont pas chrétiennes.


Source : http://www.caucaz.com/home/breve_contenu.php?id=242

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